La part de l’autre par Eric-Emmanuel Schmitt

La part de l’autre est un livre écrit par Eric-Emmanuel Schmitt que j’ai chiné au marché aux puces un été. Je passais tranquillement parmi les brocanteurs à la recherche de livres bon-marchés quand mon oeil a été attiré par un livre dont la couverture arborait une photo d’Hitler. Je m’arrête donc et, ô surprise, un nom familier : Schmitt. Ayant travaillé sur Dom Juan en classe de première j’avais naturellement eu à lire la fameuse réécriture La nuit de Valognes que j’avais fortement apprécié et dont j’ai vu une représentation en avant-première (c’est dire mon amour pour cette réécriture). C’est donc sans hésiter que j’ai rapporté La part de l’autre chez moi, le sourire aux lèvres. Schmitt est un écrivain lyonnais qui affectionne beaucoup les références psychanalytiques et qui n’hésite pas à inclure Freud dans ses écrits, on ressent donc une forte influence de la pensée freudienne dans ses ouvrages et La part de l’autre ne fait pas exception à la règle.

Ce roman publié en 2001 est une biographie romancée de la vie d’Adolphe Hitler et également une uchronie, c’est un roman donc polyphonique s’axant autour de deux voix : Celle du vrai Adolphe Hitler ainsi que celle du fictif, créé par Schmitt. Un changement de voix s’effectue un passage sur deux et le lecteur se retrouve balloté entre deux univers : l’un réel, l’autre en puissance. Le roman décide de débuter sur un évènement qui est censé changer toute la vie du jeune Hitler : Son refus à l’école des Beaux-Arts de Vienne. La biographie de l’Hitler dit « réel » débute donc sur son recalage tandis que dans son univers parallèle Schmitt décide de le faire réussir. À partir de ce point l’auteur décide de changer la vie d’Hitler et par là même la destinée de l’humanité toute entière. Hitler a toujours eu un rapport difficile avec les femmes et bien entendu Schmitt décide de jouer sur ce point en introduisant Freud dans son uchronie qui soigne ainsi le complexe infantile d’Hitler qui lui faisait fuir la gente féminine, faisant alors naître un nouvel homme à l’opposé de l’Hitler « réel ». Mais on retrouve également de la psychanalyse dans la biographie du véritable dictateur car celui-ci a également reçu des soins par un psychanalyste : Le docteur Forster. Schmitt décide alors de faire partir la névrose d’Hitler de ce point. Chose intéressante car d’un passage à l’autre l’auteur peut constater que la psychanalyse peut aussi bien soigner que faire naître les névroses.

Bien sûr la vie romancée et fictive d’Hitler n’est pas certainement ce qu’il serait arrivé si celui-ci si il avait été admis à l’école des Beaux-Arts mais là n’est pas la question et la visée de ce procédé, La part de l’autre développe l’autre être qu’aurait pu être Adolphe Hitler, c’est-à-dire un homme doté de bon sens, un bon père, un mari exemplaire… En somme, un homme qui rentrerait dans les critères de toute société idéale. Hitler a été un homme détestable, cela est indéniable, et (réaction naturelle somme toute) est aujourd’hui perçu comme un monstre et comme une personne à part : « Hitler c’est Hitler. Moi je n’aurais pas pu faire ça. Hitler est inhumain. » Or c’est faux, Hitler est aussi humain que vous et moi. Ces actes ne le sont pas mais lui l’est. La fameuse part de l’autre n’est autre que cette part d’ombre que chaque individu peut renfermer et qui peut selon les évènements et le cours de la vie se développer ou non. La part de l’autre est une chose à accepter et on ne peut se défaire de cela en niant l’humanité de quelqu’un tel qu’Hitler. Car dire : « Il est inhumain ! » c’est dire : « Moi je suis humain, donc je ne peux pas faire une chose pareille. » mais ce n’est qu’une illusion. L’auteur montre alors que tous les hommes sont capables du meilleur comme du pire et que nous faisons tous partie de la même espèce : L’humanité. Nous avons tous cette part de l’autre que nous aurions pu être.

Ce livre m’a d’ailleurs fait pensé à un autre ouvrage intitulé Les Bienveillantes de Jonathan Littell, livre dont j’ai seulement entendu parler mais que je lirais avec plaisir si un jour je devais croiser sa route dans une librairie ou autre. Jonathan Littell a décidé de se mettre dans la peau d’un SS et de rédiger des mémoires fictives sur le massacre des Juifs, c’est un travail d’immersion qui demande du cran et que j’admire beaucoup. Ce livre engendre la même réflexion que La part de l’autre et ce type d’ouvrage est toujours une expérience riche et réflexive, ce sont des livres qui méritent attention. De plus, le travail effectué par Schmitt est tout à fait admirable au niveau des recherches, le livre a été relu par des historiens et n’a donc pas d’incohérences historiques, ce qui en fait un livre très plaisant et très enrichissant à lire. Hitler et les femmes est le sujet le plus largement abordé dans cet ouvrage et ce sous toutes les coutures. Tout y passe : Hitler et la jeune Mimi, Hitler et sa nièce Geli et finalement Hitler et sa tardive femme Eva Braun… Et bien sûr il y a les projets et la mégalomanie délirante du Hitler « réel », son amour pour les travaux de Speer, son architecte, pour les opéras de Wagner, pour les petits Goebbels, pour sa chienne Blondi… On ressort de cette lecture non seulement grandi mais également plus cultivé sur la vie du dictateur. L’apparition d’intellectuels, de personnes telles que Freud est aussi très plaisant à lire. La part de l’autre a une visée éthique et engendre chez le lecteur une remise en question plus que nécessaire et, à mon humble avis, bénéfique. La part de l’autre présente donc un point de vue résolument contre-déterministe, montrant que tout être est perpétuellement en devenir selon ses actions, ses expériences. Schmitt fait donc ressentir un certain existentialisme sartrien par son double récit, l’Homme se définit par ses actions : L’existence précède l’essence. La part de l’autre m’a également fait repenser à une expérience personnelle, nombre d’étudiants doivent connaître cette nouvelle intitulée Pauvre petit garçon ! de Dino Buzzati que les enseignants font généralement lire car c’est un excellent exemple de chute littéraire. J’ai dû lire cette nouvelle en classe de 5ème/4ème, l’histoire était celle d’un enfant brimé, rejeté et moqué, je peux encore me rappeler des airs émus qui ont traversé le visages de mes camarades et des protestations murmurées par les lecteurs : « Oh, oh le pauvre... » Puis la chute vient : « Au revoir Madame Hitler !« .  Personnellement mes sentiments vis-à-vis du petit garçon en question n’ont pas changés, je le plaignais toujours autant mais tout à coup, dans la classe, les protestations se sont fait entendre : « Ah mais c’était Hitler ? Ah bah, bien fait ! » Réaction totalement aberrante car cette nouvelle montre que le jeune Hitler était un enfant comme les autres, sinon moins méchant, et qu’avant d’être une personne abominable il était aussi candide que n’importe quel enfant au berceau. Le but de ces récits est de montrer qu’on ne naît pas monstre mais qu’on le devient par le biais de personnes mal-attentionnés, froides et méchantes. Chose qu’on ne répétera jamais assez.

Le journal qu’a tenu Schmitt durant la rédaction de son roman est également très enrichissant et toute sa démarche y est expliqué. Malgré les nombreuses oppositions à son projet d’humanisation d’Hitler Schmitt a rédigé La part de l’autre et cela l’a même conforté dans son projet, il y a un réel travail d’immersion de la part de l’écrivain qui en a même fini par ressentir des douleurs psychosomatiques tant il s’immergeait dans la peau du dictateur (qui a la fin de ses jours était dans un état de décrépitude total), l’auteur développe également dans son journal toutes les réflexions qu’il mène par rapport à cet autre qu’aurait pu être Hitler. Les citations de son journal sont pertinentes et je clorai cet article sur celles-ci :

« Reduire Hitler à sa scélératesse, c’est réduire un homme à l’une de ses dimensions. C’est lui faire le procès qu’il fit lui-même aux Juifs. »
La Part de l’autre, Éric-Emmanuel Schmitt, éd. Albin Michel, 2001, p. 500
« Tant qu’on ne reconnaîtra pas que le salaud et le criminel sont au fond de nous, on vivra dans un mensonge pieux. »
La Part de l’autre, Éric-Emmanuel Schmitt, éd. Albin Michel, 2001, p. 502
« À un mal, trouver une cause unique, ce n’est pas réfléchir, c’est caricaturer, réduire, tomber dans l’accusation plus que dans l’explication. »
La Part de l’autre, Eric-Emmanuel Schmitt, éd. Albin Michel, 2001, p. 502

Le Tombeau de Romain Gary

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Romain Gary, dos à un miroir :

Cette photo m’a paru pertinente et parfaitement en phase avec le personne de Romain Gary, personne expressément imprégnée de duplicité.

Le Tombeau de Romain Gary est un livre écrit par Nancy Huston, écrivaine franco-canadienne assez prolifique et dont, je dois dire, je ne connaissais pas le nom. Je me suis donc attelée à la lecture de cette oeuvre qu’est Le Tombeau de Romain Gary.

Je dis « oeuvre » car le genre de cet écrit apparaît de façon obscure, une biographie oui mais une biographie emprunte de liberté, une « biographie subjective », expression qui semble contradictoire. C’est un petit ouvrage qui relate la vie de Romain Gary sous un aspect particulier, il ne s’agit pas d’un simple rapport sans saveur, quasi-scientifique et exact. Le Tombeau de Romain Gary est marqué d’une proximité déroutante car le procédé énonciatif est en soi surprenant: Nancy Huston parle à un mort comme si elle parlerait à un vivant et ce en le tutoyant.

En effet tout au long du livre l’écrivain tutoie Romain Gary, le fait revivre, fait face à une réincarnation du romancier. Le titre prend alors tout son sens, le tombeau c’est non seulement la construction architecturale destinée aux morts mais il désigne également des pièces musicales, plus précisément baroques, dédiées à un mort, en gros unhommage en bonne et due forme tout comme l’est le tombeau poétique, même concept appliqué à la littérature. (On retiendra le Tombeau de Théophile Gautier par exemple.)

C’est donc un hommage qui fait perdurer l’écrivain qui le fait revivre le temps de quelques pages comme si celui-ci était en face de nous. Romain Gary contre toute attente ne devient pas une marionnette sans âme que Nancy Huston agite vraisemblablement,  certes elle s’appuie sur des éléments autobiographiques mais elle leur donne un véritable souffle fait de vie et de passions humaines. Elle s’appuie également sur l’analyse des oeuvres de Gary ainsi que celles d’Émile Ajar, nous faisant entrevoir tout un panel de créations littéraires. On retrouve dans cet entretien un parcours initiatique, c’est le récit d’une recherche qui s’effectue petit à petit… Celle de lavraie nature de Romain Gary. Existe t-il un écrivain plus caméléon que celui-ci ? Identités multiples et pourtant bien distinctes: Émile Ajar et Romain Gary partagent le même corps mais Émile Ajar n’est pas Romain Gary. Paradoxe physique, rupture de l’esprit et schizophrénie latente : Tels sont les lots de Romain Gary, de l’écrivain aux identités multiples, de celui qui fut à la fois menteur et prophète. On voit donc dans le récit de Nancy Huston cette recherche pour littéralement débusquer l’être de Romain Gary, une recherche identitaire de l’homme.

Romain ? Non, son premier prénom comme elle l’explique a été Roman. Comme si ce prénom dessinait déjà une destinée fabuleuse, celle de l’écrivain qu’il fut. Il a également eu plusieurs noms et plusieurs pays… Tant qu’il en devint apatride. Qui est-il alors, ce Roman ? Celui qu’il laisse transparaître dans La Promesse de l’aube, son grand roman autobiographique ? Ou ne seraient-ce que des fabulations plus ou moins embellies ? Nancy Huston nous montre alors le Roman que personne ne connaît réellement, le vrai Roman.

Personnellement j’ai tout d’abord trouvé son tutoiement insolent, témoignant d’une proximité déplacée. Ça m’a fortement déplue. Puis je me suis habituée au gré des lectures. Ce tutoiement traduit un certain attachement même si Nancy Huston se montre parfois acerbe envers le destinataire de ses écrits:

« (…) Nous sommes donc rapprochés par ce dégoût de ce que tu donnais à voir et à entendre au monde, et c’est ce qui m’autorise à te dire tu.« 

Elle n’hésite pas non plus à clamer : « C’est faux. » concernant quelques déclarations personnelles de Romain Gary, fait qui m’a totalement chamboulée. À croire que Nancy Huston a été équipée d’un détecteur de mensonges qui traverse les temps. Je ne dis pas qu’elle n’a pas le droit de mettre les déclarations de Gary sous le prisme de la fausseté mais je trouve ça incroyablement culotté. Et c’est sûrement ce qui fait l’originalité de l’oeuvre. Car Romain Gary est une anguille qui file entre les doigts, il faut donc aller à contre-courant pour l’attraper et découvrir sa vraie nature. Même si il faut avouer que Nancy Huston n’y va pas avec le dos de la cuillère et qu’elle impose avant tout ses propres convictions. L’avis d’un expert de Romain Gary sur cette oeuvre m’intéresserait d’ailleurs beaucoup quant aux déclarations faites dans ce livre.

Nancy Huston montre l’être de feu qu’il était, homme incandescent qu’on ne peut toucher sans se brûler les doigts. Prométhée des temps modernes, Jésus imprégné de vices, imprégné de l’humanité. Un Jésus imparfait, humain.

« Il fallait que tu prennes sur toi les péchés de tous les hommes.« 

On retrouve également l’image d’un Romain Gary poursuivit par sa mère, Mina. La question « Comme ça, maman ? » apparaîtra comme un leitmotiv tout au long du livre comme l’existence de sa mère aura hanté Romain Gary jusqu’à la fin de sa vie. Cette phrase rythme ainsi de manière progressive les âges de l’écrivain dans l’oeuvre de Huston. Cette mère fabuleuse et fabulatrice sera toujours présente dans le coeur de son fils et fut d’ailleurs celle qui cru dès sa naissance à son talent.

« Roman pas mort! » scande le mot d’Émile Ajar à André Malraux pour le roman Gros-Câlin. Roman pas mort. Roman. Gros-câlin? Premier succès d’Émile Ajar qui remporta le prix Goncourt ? Ou Roman… Roman Kacew ? Le Juif russe, celui dont le succès se rétracte petit à petit, plus connu sous le nom de Romain Gary ? Roman n’est pas mort. La vie entière de Romain Gary est empli d’une duplicité que Nancy Huston pointe admirablement.

À travers l’analyse de plusieurs oeuvres de Romain Gary, de péripéties jonglant entre les livres et les femmes, Nancy Huston dresse plus qu’un portrait : C’est l’intimité même de Romain Gary que le lecteur pénètre plus ou moins directement, une intimité que personne n’a jamais vraiment percée, même dans son entourage. La preuve en étant Émile Ajar. Qui, en dehors de son neveu, était au courant de l’affaire qui bouleversa le prix Goncourt ?

Au final Romain Gary se suicide un 2 décembre, à 66 ans, deux fois l’âge du Christ. Hasard ou douce préméditation ? À voir. (Mais surtout à lire dans Le Tombeau de Romain Gary.)

« Je me suis bien amusé. Au revoir et merci. »

Vie et mort d’Émile Ajar (1981) +

Le Tombeau de Romain Gary est un petit livre qui se lit facilement même en ne connaissant rien de l’existence de Romain Gary. Je le conseille fortement car c’est la découverte de tout un homme sous un angle particulier, pas cet angle encyclopédique nourri de faits et de citations mais un angle nourri de l’être même de Romain Gary. Un livre qui transmet la fascination d’une femme (Nancy Huston) qui nous fait découvrir un homme (Romain Gary).